Féminicides et impunité
| Aussi disponible en version numérique: |
J’ai essayé de montrer de quelle façon, moi, chercheuse et anthropologue féministe, femme, citoyenne, militante et solidaire, avec les outils dont je dispose, je tentais de comprendre l’incompréhensible.
Ainsi se conclut un essai qui fait froid dans le dos tant il aborde une réalité des plus violentes et malheureusement trop méconnue. Féminicides et impunités se penche sur le cas de Ciudad Juárez, ville mexicaine frontalière d’1,3 millions d’habitants où les maquiladoras emploient la majorité de la population dont de nombreux immigrantEs et qui est, depuis 20 ans, le théâtre de violences meurtrières croissantes envers les femmes. Si cette ville est un des principaux sites de la guerre des cartels de la drogue, l’offensive actuelle de l’État mexicain pour enrayer cette violence tend à faire oublier que Ciudad Juárez reste le lieu emblématique de ce qu’on appelle aujourd’hui le féminicide. Depuis 1993, plus d’un millier de femmes ont été tuées dans cette ville devenue synonyme de violence extrême. Dans plusieurs cas, les cadavres ont été retrouvés dans le désert entourant la ville ou sur des terrains vagues, et portaient des marques de torture et de sévices sexuels. La plupart de ces crimes sont restés impunis.
Le terme « féminicide » s’est peu à peu imposé comme un concept privilégié pour traiter de cette situation intolérable. Si le féminicide désigne la mort violente d’une femme pour la seule raison qu’elle est une femme, il est surtout inhérent à un État incapable de garantir le respect de la vie des femmes. Car il met en cause la responsabilité de tous les paliers des institutions publiques dont les acteurs contribuent par leur négligence ou leur immobilisme à maintenir l’impunité. C’est en effet cette situation d’impunité qui transforme les assassinats de femmes en féminicides, puisqu’elle envoie le message que cette violence est tolérée et, de ce fait, favorise sa perpétuation.
Cette impunité se manifeste à plusieurs échelles. À la suite d’une lutte tenace des nombreuses familles de victimes et d’association de défense des droits humains, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme a d’ailleurs rendu un jugement en 2009 qui déclare le Mexique coupable de violer les droits des femmes, le système de justice mexicain étant négligent, inapte, complice et corrompu. Tous les paliers de pouvoir mexicain ont ainsi été épinglés et pour la première fois, un jugement international reconnaissait la perspective de genre. Du côté municipal, la ville, avec ses infrastructures inexistantes, voit naître des quartiers entiers sans trottoirs ou éclairages, favorisant la vulnérabilité des femmes. De plus, les multinationales qui emploient les femmes dans les maquiladoras dans des conditions déplorables ne prennent aucune mesure pour assurer la sécurité des femmes. Le cas de cette jeune femme arrivée deux minutes en retard à son travail, renvoyée chez elle et qui a disparu avant d’être retrouvéé assassinée est un exemple emblématique.
Il faut donc comprendre ce terme nouveau dans une dimension tristement structurelle et le fait que les femmes assassinées proviennent en général de milieux modestes et même racialisés incite à une prise en compte de plusieurs types de féminicides. Pour Marie France Labrecque, le patriarcat est une grille d’analyse centrale. Car en plus de comprendre un contexte régional complexe et une économie globale qui renforcent la violence de genre, le patriarcat est présent dans toutes les couches de la société à Ciudad Juárez. Cette violence se structure dans la famille, la société civile et se légitime dans l’État. C’est donc dans une perspective féministe et avec la rigueur d’un travail de terrain que Marie France Labrecque trace les origines de l’incompréhensible.
NB : Les prix indiqués sont sujets à changements sans préavis.